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01. Marseille en vrac

#006  jeudi 10 novembre 2005

Marseille en vrac

Un jour de l’an de grâce deux mille vingt-huit, le citoyen Kevin Groback, urbaniste à la mode, eut l’idée vertigineuse de mettre deux portes au Vieux Port, histoire de passer un coup de balais au fond, et d’éventuellement libérer un peu de place pour en faire un parking à skate-board. L’idée était généreuse, d’ouvrir un espace aussi spectaculaire aux architectes urbains et à la population friande de nouveautés culturelles.
Il fut prévu d’utiliser les pointus échoués sur la vase comme mobilier urbain, de transformer le trois mats barque « le Marseillois » en salle de concert et d’installer un bistrot branché derrière les vitres du ferry-boat posé sur le fond. Les portes furent installées à l’entrée du Lacydon, le contenu du bassin vidé par un ingénieux système de pompes. Mais deux problèmes vinrent altérer la bonne marche du projet. D’abord l’odeur. Pestilentielle. On découvrit abandonné au fond du bassin vingt-six siècles d’immondices et d’infamies. Les vélos rouillés et les monstres oubliés reposaient sur un tapis de cadavres en décomposition. Il y avait quelques cadavres d’humains mais l’hypothèse d’une morgue de fortune avait été soulevée et l’on s’y attendait. Il y avait par contre une accumulation insensée d’idées nouvelles noyées là aussitôt émises. Tous les concepts un poil innovants proposés depuis les origines de la cité phocéenne avaient été jetés là, comme aux oubliettes.
Mais ce n’était pas le désagrément le plus ennuyeux. On s’aperçut vite que le pourtour du Vieux Port se fissurait. Les fondations de la ville poussaient pour remplir cet espace désormais vide. La Mairie bascula la première, les dossiers enterrés dans ses caves ressortant à l’air libre avant d’être à nouveau recouverts par les gravats de la façade.Puis suivirent le Fort Saint Jean pourtant solidement bâti et les immeubles vétustes du quai de Rive Neuve qui s’écroulèrent, laissant enfin s’échapper les âmes perdues des galériens coincées là depuis des siècles. Même Saint Victor bascula sur sa crypte et glissa le long de sa colline pour venir s’échouer dans la boue à peine séchée du Lacydon. Marseille s’écroulait. Marseille s’écroula. On s’aperçu, trop tard, que sans la mer au milieu de la cité, Marseille n’avait plus aucune cohérence. Vieux réflexe très local, on avait une fois de plus oublié de réfléchir avant d’agir. On avait oublié la mer et Marseille était en vrac.
Vieux réflexe très local, la municipalité se félicita, on dressa les tables pour un somptueux cocktail payé par trois années d’impôts locaux. Repus, les quatre-vingt-cinq derniers citoyens massaliotes allèrent s’installer un peu plus loin, à Aix. Au moins, à Aix, il n’y a pas la mer.

Philippe Carrese